La lumière immobile. Carte grise à Jocelyn Robert


Éric Gagnon, Bernard Gigounon, Julia Page, John Oswald, Ben Riesman


Vernissage le vendredi 28 avril à 17 h
L’exposition est présentée du 28 avril au 3 juin 2006
La galerie est ouverte du mardi au samedi de midi à 17 h

Il y aurait deux types d’éclairage. D’abord cette source débordante qui inonde la pièce et révèle le moindre détail de chaque aspérité, trahissant les inégalités, les rugosités, les ajouts, les marques les plus fines dans les matières les plus opaques ainsi mises à nu par ce déluge proprement photographique. Puis il y a cette autre source. Moins qu’une source, une zone, une tache, peut-être même simplement une fragile faiblesse dans un rideau sombre, sans matière propre que l’absence de son contraire. C’est cette lumière-là qui m’intéresse. Celle de la lampe au mercure dans la cour du bar au coin des rues de la Couronne et de La Salle : blanche, crue, mais incapable de toutes ses forces de résoudre l’obscurité dans laquelle se dissimulent les voitures qui y sont stationnées et les couples qui s’y réfugient. Celle qui troue le paysage de campagne la nuit et qui annonce, malgré la noirceur, une porte, une cuisine, une maison. Celle de la petite veilleuse qui travestit en montagnes, aventures et récits les choses banales qui traînent sur le plancher du sous-sol. Celle du comptoir de la cuisine, que ma mère n’utilisait que rarement : lorsque l’un d’entre nous était malade, lorsqu’il s’agissait d’attendre l’heure du réveillon à Noël, ou dans d’autres circonstances dont le motif nous échappait, mais qui étaient considérées comme hors du commun du seul fait de cet éclairage fragile devant le poids de la nuit.

De ces deux éclairages, on ne voit à peu près que le premier peupler la boîte à lumière qui meuble le quotidien médiatique nord-américain. Hormis le générique national qui annonce aux bonnes gens qu’il est enfin temps d’aller se coucher, c’est la violence de la lumière qui frappe qui nous est servie sans relâche et qui inonde le domestique. En fait, alors que plusieurs jeunes vidéastes utilisent des images d’œil dans leurs œuvres, c’est plutôt une bouche qu’il faudrait voir. La télévision ne nous surveille pas : elle hurle. Elle nous crie au visage comme un lieutenant assène ses ordres. Elle nous projette ses photons comme autant de projectiles qui atteignent directement le cerveau, et la bouche que l’on voit à l’écran est véritablement la gueule du canon à électrons qui se cache dans la lampe cathodique. La première lumière, projetée par l’appareillage de grammatisation médiatique télévisuelle, est celle du rayon lumineux des romans de science-fiction du début du siècle : une arme.

Ici, ce sera à la seconde lumière que nous porterons attention. Les projets d’Éric Gagnon, Bernard Gigounon, John Oswald, Julia Page et Ben Riesman ne se contentent pas de renoncer à l’artifice du spectacle permanent. Ils creusent dans la matière du flot médiatique des zones tempérées, presque immobiles, qui éclairent les médias eux-mêmes d’un nouveau jour, créant autour d’eux des zones d’ombres : des zones de possibilités.

Parfois, ce potentiel sera découvert au cœur même de la marée médiatique contemporaine. Ainsi, Julia Page puise à même les images les plus fabriquées du continent télévisuel américain : celles présentant la vie officielle des présidents des États-Unis. Mais elle regarde ces images en oblique et découvre le personnage caché, la figurante, la fille du président, et lui redonne une humanité : quelquefois douloureuse, quelquefois touchante. Parfois, ce sera le jeu de la caméra, celle que tout le monde porte en bandoulière, qui ouvrira l’imaginaire. Ce sera notamment le cas des œuvres de Ben Riesman et de Bernard Gigounon qui, chacun à sa manière, trouvent une magie insoupçonnée dans l’usage des fonctions les plus élémentaires de ces technologies. Comme quoi la magie réside encore et toujours dans l’œil du regardeur… Éric Gagnon, quant à lui, ramène la vidéo près du rêve et de l’enfance : près du temps d’avant la production. Ses images sont, en fait, des dessins, et ses personnages, des chimères. La vision qu’il crée est tout autant dans notre crâne que dans la boîte à images. Et ce sera de ces deux territoires qu’il sera question dans l’œuvre de John Oswald, dans laquelle l’élément crucial est probablement la plaque de verre qui nous sépare de cet autre monde : qui nous sépare de lui et lui de nous. L’œuvre d’Oswald nous place en équilibre.

Dans ces jeux entre l’un et l’autre côté de l’écran, un échange voit le jour. Au lieu du bombardement à sens unique de la télévision hyperindustrielle, voici proposées des œuvres temporelles qui ne requièrent pas la synchronie. Selon Bernard Stiegler, « Une conscience est essentiellement une conscience de soi, c’est-à-dire qui sait dire je – je ne suis pas équivalent à qui que ce soit d’autre, je suis une singularité, c’est-à-dire que je me donne mon propre temps. […] Or, les industries culturelles, et en particulier la télévision, constituent une énorme machine de synchronisation. […] Lorsque ces consciences, tous les jours, répètent le même comportement de consommation audiovisuelle, regardent les mêmes émissions de télévision, à la même heure, et ce de façon parfaitement régulière, parce que tout est fait pour cela, ces “consciences” finissent par devenir celle de la même personne – c’est-à-dire personne »1. Dans les œuvres proposées ici, mon temps sera le temps de l’œuvre, je pourrai apprivoiser le passage du temps, je pourrai chanter à mon rythme la chanson des images.

Pour être fidèles au concept et aux projets des artistes, nous avons volontairement inversé le processus habituel d’exposition et de publication : au cœur du projet La lumière immobile se trouve la publication sur DVD des œuvres sélectionnées. L’objectif premier était de graver ces pièces sur un support qui leur permettra d’exister dans l’univers domestique, au rythme du quotidien. C’est cette publication qui fut documentée par une exposition en galerie.

Jocelyn Robert


Né en 1970, Éric Gagnon vit et travaille à Québec où il a étudié les arts plastiques à l’Université Laval. En proposant des installations et des performances dans lesquelles l’image vidéo est présentée sous forme de « tableaux mouvants », Gagnon cherche à renouveler notre rapport à l’image. Ses œuvres ont été diffusées dans de nombreux festivals d’art vidéo au Québec, au Canada et à l’étranger (France, Australie, Mexique, Hongrie, Allemagne et Japon).

Né en 1972, Bernard Gigounon vit et travaille à Bruxelles. Après plusieurs années de travail en sculpture, il se consacre désormais au travail de l’image, expérimentant et se jouant des multiples ambiguïtés de la perception. Ses œuvres ont été diffusées à Monte Video (Amsterdam), No Gallery (Milan), skif 9 (Saint-Pétersbourg), Festival Vidéo (Oberhausen), Cinefantom (Moscou), Projection Offpop (Berlin). Gigounon est représenté par la Galerie Paolo Boselli et distribué by ARGOS à Bruxelles, MONTE Video (Amsterdam). (Crédits pour les dessins de la vidéo Interlude : Emmanuel Tête).

Né en 1953, John Oswald vit et travaille à Toronto. Artiste pluridisciplinaire, connu comme compositeur, musicien, performeur et artiste en nouveaux médias, son travail a notamment été présenté à la Edward Day Gallery (Toronto), à la Jack Shainman Gallery (New York) ainsi qu’au Musée des beaux-arts de Montréal. Son film Periphescence a été présenté en première dans le cadre du Toronto Moving Pictures Festival et il lançait récemment l’album Aparanthesi sur l’étiquette empreintes DIGITALes. En 2004, Oswald recevait un Prix du Gouverneur général pour son travail en arts médiatiques.

Née en 1977, Julia Page vit et travaille en Californie. Elle gère le laboratoire expérimental des arts médiatiques de l’Université Stanford et enseigne la sculpture à l’Université de Californie (Santa Cruz). Elle a récemment présenté son travail à The Luggage Store (San Francisco), à la Lizabeth Oliveria Gallery (Los Angeles) et à la Catherine Clark Gallery (San Francisco). Page a reçu plusieurs prix dont le Jay DeFeo Prize, le Murphy Cadogan Fellowship Award et le San Francisco Bay Guardian GOLDIE Award.

Né en 1973, Ben Riesman est un artiste multidisciplinaire vivant à Oakland en Californie. Après des études en cinéma et en littérature comparée au Macalester College, il complétait une maîtrise au Mills College. Ses œuvres photographiques, vidéographiques et sonores, souvent humoristiques, se jouent subtilement de la représentation et des qualités illusionnistes de la perception. Il a présenté son travail aux États-Unis au Institute for Contemporary Art (Florida), à Southern Exposure (San Francisco), à la CCA Playspace Gallery (San Francisco), au Living Room Video (Portland) et au Franklin Artworks (Minneapolis).

Né en 1959, Jocelyn Robert partage son temps entre Québec et Montréal. Après des études en architecture à l’Université Laval à Québec, il complétait une maîtrise en arts visuels à l’Université Stanford en Californie. Il est reconnu pour son travail sur le son et l’image en mouvement. Ses œuvres ont été présentées au Canada et à l’étranger (États-Unis, Mexique, Chili, Pologne, Allemagne, France). En 1993, il fondait Avatar, un centre d’artistes consacré à l’art audio et à l’art électronique. Il enseigne actuellement à l’Université du Québec à Montréal.

Dazibao remercie les artistes de leur généreuse collaboration ainsi que ses membres pour leur soutien.




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